
Le Calame
n’est pas un journal au sens habituel du mot. Du moins pour moi. Ce journal est
d’abord un esprit, déjà là bien avant que l’idée même du Calame naisse de la
tête de ses créateurs. Un idéal, qui jamais ne sera totalement atteint.
Toujours, inlassablement, à conquérir.
Je me
souviens de ce matin de mars 1992. Journaliste « sans foi ni lieu », je suis
entré pour la première fois dans la rédaction d’Al Bayane, dont, à l’exception
de Hindou Mint Aïnina, je ne connaissais aucun des membres.
Je revenais
de Wothi où j’avais assisté à l’exhumation d’un charnier. D’innocentes victimes
d’exécutions extrajudiciaires des années 89-91. Les bureaux d’Al Bayane étaient
vides. Je m’installai à l’unique machine du journal, et rédigeai un long
article sur mon expédition, que je laissai ouvert sur le bureau de
l’ordinateur. Al Bayane publia l’article en première page, avec un titre rédigé
de la main de Habib Ould Mahfoudh.
De cet
événement, somme toute banal, j’ai tiré deux conclusions majeures. La première
est qu’il y a toujours de l’espoir quand, même aux périodes les plus sombres,
il existe des personnes qui ont compris que « si les conflits naissent dans les
esprits, leurs solutions passent aussi par les esprits ».
La seconde était de l’ordre, à la fois, du
confraternel et de l’intime : des journalistes capables de publier en première
page de leur hebdomadaire l’article d’un parfait inconnu étaient des gens
dignes d’être aimés. Quand « ces gens-là » se lancèrent dans l’aventure du
Calame, mes vœux et mon affection s’attachèrent à leur pas.
Le Calame
n’est pas un « journal », c’est une atmosphère. Faite d’odeurs impossibles et
d’éclats de rire, de musique du thé dans les verres, de discours colériques et
de frustrations remisées, de bruissements des fantômes traversant les murs, de
parfum d’écriture, de sourires odoriférants à demi évaporés, de voix étouffées
et de « terres qui accusent », de grandes envolées lyriques, vite bridées par
des regards sceptiques.
J’ai respiré
cette atmosphère, près de dix ans durant, j’y ai plongé profondément à certains
moments, et je m’en suis extrait et éloigné à certains autres. Sept ans après
ce que je pourrais appeler mon exil « calamique », il m’arrive encore de la
respirer au détour d’un article, d’une pensée, d’un souvenir.
Vingt ans,
pour un journal, c’est l’âge adulte. Ce qui signifie souvent celui des
renoncements, quand la raison mord à belles dents sur les rêves, quand les
principes se dissolvent dans l’océan acide des réalités.
En dépit des vicissitudes de la vie et des aléas
d’une presse dans une société qui ne lit pas, l’esprit du « pourfendeur des
baudruches de la tyrannie et des moulins à vent de l'intellect » qu’était Habib
habite encore les lieux. On y respire toujours le même air de liberté ; on y
lit toujours la même farouche volonté d’être au service exclusif de la vérité
et de la justice.
Comme tout
être et toute chose, en ce bas monde, Le Calame a sa face sombre, ses défauts
rédhibitoires et ses cadavres dans le placard. Et je sais maintenant pourquoi
Le Calame ne s’autocélébre que tous les vingt ans. Dans vingt ans, je n’aurai
plus d’âge et, surtout, plus jamais l’occasion de dire tout le mal que je pense
de ce foutu journal.
Mais je sais
aussi que si, par improbable miracle, j’étais encore là, j’y respirerai la même
atmosphère, le même ineffable parfum qui combine, en d’inextricables
variations, le rire de Habib, la gentillesse de Thiam, la généreuse hospitalité
de Alioune et l’inaltérable sourire de Hindou.
Abdoulaye
Ciré Bâ
source calame
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